ci-contre Lee Eun-Shim, l'Hanyo originelle de Kim Ki-yung, qui dans la vie… épousera Lee Seong-gu, réalisateur de La Moustache du Général.
« Le cinéma change le réel en nuées, mais à travers ces nuées nous trouvons la vérité. » détourné par Alain a. détective imaginaire.
Vendredi 8 avril 2022 — Toute la journée il avait plu en noir & blanc comme au début et à la fin de La Servante de Kim Ki-young, dans la version de 1960, puis, nues après nues, une nuit qui n'était pas américaine avait consenti à s'étendre sur Paris. C'était donc a perfect day pour transformer la vision d'un film en rencontre. Or, c'est très exactement ce qu'était venue chercher la petite foule de celles et ceux qui avaient bravé la pluie battante et qui, sagement, patientaient en devisant dans la première salle du Centre Culturel Coréen, attenante à la porte de l'auditorium.
En effet, en novembre 2021 le Centre Culturel Coréen à Paris a lancé un Ciné-club Corée dont la programmation remarquable, due à Madame Han Kyung-mi, réalisatrice de courts et moyens-métrages qui valent non seulement le coup d'œil mais le détour et ont été sélectionnés lors de différents festivals, ouvre une fenêtre saisissante sur l'histoire, méconnue en France, du cinéma sud-coréen et son évolution des années soixante à nos jours. Si quatre thèmes constituent les fils entremêlés des 16 projections débats de cette première saison, il apparaît que le cœur battant de la sélection entend mettre en lumière l'évolution de la place des femmes et de leur image aussi bien dans la société sud-coréenne que dans l'art cinématographique de la péninsule.
J'ai rencontré Han Kyung-mi pour la première fois jeudi 7 en bord de canal de Loire dans le 19e arrondissement. Elle portait un manteau solaire et des chaussures de même couleur qui allaient parfaitement avec le ciel et le vent d'avril. Lorsque je lui ai dit avoir été touché par la sélection qu'elle avait choisi de montrer, et notamment par le fait de projeter à 15 jours d'intervalle deux versions de la Servante séparées d'exactement un demi-siècle, c'est le sourire de Kyung-mi qui s'est fait solaire et voici ce qu'elle m'a confié : « En fait, ma vie m'a en quelque sorte rendue féministe avant l'heure. Une des raisons pour lesquelles j'ai quitté la Corée est ce que j'avais dit à ma mère : “Je ne veux pas vivre comme toi.” Une parole très dure pour elle, qui était femme au foyer, s'occupait de ses enfants, de mon père son mari, de la maison, etc. Mais je ne voyais pas ma vie comme ça, ce ne pouvait être mon horizon. À l'âge où mes copines se mariaient je suis donc venue finir mes études littéraires en France. Ça, c'était mon rêve. J'ai deux frères, je suis la seule fille, et je m'étais très tôt ouverte à la conscience d'être femme. Même si je n'ai pas été vraiment maltraitée, assez classiquement mes parents préféraient les garçons, ce genre de choses… Je suis arrivée ici en 89 (une révolution, nda), j'ai à présent vécu plus longtemps en France qu'en Corée, et j'aime qu'ici la place des femmes soit plus développée, mieux reconnue, j'aime qu'il n'y ait pas les contraintes familiales et sociales que l'on connaît en Corée. Mais même si les choses ont évolué là-bas, même moi ici je reçois encore ce que nos mères ont subi. Je crois que je suis moins libre que les Françaises. Alors c'est un sujet qui me tient à cœur : l'image des femmes dans la littérature, dans l'art, dans le cinéma. C'était donc une évidence pour moi. »
Il se trouve que le questionnement sur le rôle et la place de la femme dans la société est depuis toujours un topic du cinéma coréen. Avec sa Servante, chef-d’œuvre originel, absolu, du cinéma du pays dit du matin calme – pourquoi pas, mais ses soirs et ses nuits sont d'une eau toute autre –, Kim Ki-young a offert à la cinématographie coréenne une matrice maintes fois reprise (4 par Kim lui-même : l'ultime, dans un scénario dont il préparait le tournage au moment de mourir dans un incendie) ou citée, intrigue piégée qui voit une toute jeune domestique arrivée au sein d'un foyer de la classe soi-disant supérieure se prendre et s'éprendre et brûler dans les filets relationnels éternellement troubles qui lient et séparent les hommes et les femmes, les dominants sans puissance et les dominées désirant exister, elles qui travaillent et lui qui ne grandira jamais, l'ascension, la passion et la chute, les triangles et les couples établis, le feu et l'eau, une tenue blanche et une robe noire, le consentement et le dissentiment, l'amour peut-être mais la mort toujours. Ces huis clos à double tour assemblent une maison nouvelle au cœur de nuits diluviennes, des claustras et un lustre, un escalier, un piano, des rats, du poison ou des œufs, deux grossesses, un avortement et alors quoi ? Naissance… et au-delà.
Dans la brillante et vénéneuse version qu'en a donné Im Sang-Soo en 2010 avant d'en proposer une suite trois ans plus tard (L'Ivresse de l'argent),
Kyung-mi voit comme moi un film « qui pousse beaucoup plus loin la critique sociale » que le premier : « Vous me demandez quelle évolution ? En organisant ces projections rapprochées, je voulais justement permettre la comparaison. Beaucoup de personnes ont reproché à Im que dans sa version le caractère d'Eun-yi (qui a un prénom à propos, ça me touche) était beaucoup plus faible que la première Hanyo. Je ne le vois pas ainsi. À mes yeux, et j'en ai parlé avec les spectateurs, la différence finalement radicale de l'héroïne moderne est qu'elle-même se sent affranchie de sa condition. Elle est vraiment amoureuse de son patron, elle se vexe quand il la paye, ça la blesse. Elle vit une relation d'égale à égal. Tandis que la servante originale sait parfaitement quelle place elle a. Et qu'elle n'a a priori aucune place. » Les mœurs ont changé, mais de la société que dire ? L'abîme entre les ultra-riches et les autres – nous tous, comme prétend celui, cynique, qui il y a cinq ans vendait du en même temps – est devenu infranchissable. Le mari de 1960 est un petit professeur de musique et ses élèves ouvrières disent que cela nourrit leur âme. Dans les versions de 71 et 82, il se fait professeur de chant, compositeur de variétés… Quoique d'une faiblesse insigne, il transmet encore quelque chose à celles qui l'entourent. Mais en 2010, s'il joue du piano en virtuose il n'enseigne plus rien à aucune : il est un Dieu solipsiste qui ne joue, et ne jouit, que pour lui-même.
Son ciel désormais vide ruine tout lien aussi bien que les murs.
19 heures, 8 avril
Juste avant de lancer la projection de La Moustache du Général, du réalisateur Lee Seong-gu, notre hôtesse nous a avertis que nous allions assister à « un film éminemment moderne, un film avec des dialogues littéraires, un film expérimental mêlant les techniques de prises de vues, couleurs naturelles ou filtrées, noir et blanc contrasté, et même animation, mais présentant tous les codes du film d'enquête sur une mort suspecte » Un film, dit-elle, « dont le tournage en 1968 réunit pour la première fois la fine fleur de l'art cinématographique coréen de l'époque, tout simplement : les meilleurs. » Les lumières de la salle se sont éteintes, l'écran s'est ouvert à nos yeux et dans la première capitale du cinéma nous avons eu le privilège de découvrir un chef-d’œuvre ignoré.
En dépit de l'extraordinaire vogue Hallyu des dramas convoyés par Netflix, en dépit d'une production cinématographique aujourd'hui multi-récompensée à l'international et pour partie désormais pensée pour l'international, l'histoire même, les sources, les conditions économiques mais aussi les influences du 7e art en Corée sont très largement méconnues des Européens. Or, pour un cinéphile occidental, s'il est déjà merveilleux de faire la découverte d'images existant par-delà son propre horizon culturel, ça l'est mille fois plus de constater que nos Bunuel, Hitchkock, Losey, Welles, Pasolini… ont eu très tôt, et peut-être simultanément, et parfois en avance, des frères de regard dont le rayonnement a mis des dizaines d'années à parvenir ici. Exactement comme si au sein du cinéma asiatique en général (avec ou sans moustache), et coréen en particulier, brillait l'étoile d'une galaxie lointaine, très lointaine… mais d'une sidérante proximité — ce qui, n'est-ce pas, est un rêve de cinéma aussi.
Ce regard de près sur un lointain amené à devenir nôtre, c'est ce qu'offre la récente initiative du Centre Culturel Coréen à travers la programmation aussi passionnante que sensible de Madame Han Kyung-mi. Mais un ciné-club ne serait pas un ciné-club s'il ne permettait pas qu'après le générique de fin s'ouvre un moment de partage et de discussion entre spectateurs. Et l'art ne serait pas l'art si quelle que soit son ancienneté il ne faisait pas irruption sauvage et profonde et inouïe dans l'actualité. Ce soir-là une séquence d'un film tourné il y a 44 ans a rouvert nos pensées sur les exactions de l'embrigadement et de la guerre russe en Ukraine. Sur toutes les guerres en fait, et toutes les exactions : à l'encontre des femmes et des réfugiés. Impossible de n'y pas penser en cet avril 2022. Or depuis l'origine de l'expression, née à Paris à l'Omnium du boulevard Montmartre, première salle permanente de cet art tout neuf qu'était le cinématographe en avril 1907, un ciné-club sert précisément à cela : penser ce qu'on voit, se dire ce qu'on a vu.
Traduisant les graffitis aux murs de la chambre du photo-graphe Cheol-hun, héros mort à la première image d'un film qui va chercher à montrer qui il fut au travers d'une enquête devant déterminer qui l'a tué, Madame Han a expliqué que la facture très littéraire de cette œuvre où foisonnent perles dialoguées et répliques adamantines – telles que “Il y avait en moi un feu brûlant, une envie de vivre mais la porte en était toujours fermée […] Je croyais qu'il avait la clé pour ouvrir cette porte. Et finalement, je cherche toujours quelqu'un qui aura la clé” ou “C'est logique qu'il y ait une cicatrice là où il y a du ressentiment” et “On s'est rencontrés par hasard, on s'est séparés par hasard” – venait de ce que le scénario adapte un fameux roman homonyme du plus fameux écrivain et critique littéraire coréen de l'époque, le très révéré Lee O-young, devenu en 2004 le premier ministre de la Culture que s'est donné la République de Corée.
Lee O-young se trouve avoir quitté ce monde le 22/02/2022.Incroyable date de départ pour un romancier dont l'œuvre maîtresse dessine une boucle. Incroyable éclat d'actualité pour nous qui avons découvert à Paris dix-neuf jours après sa mort à 89 ans, le film kaléidoscopique tiré du livre qu'il avait publié en 1966 à Séoul.
Avant la projection, Madame Han nous avait juste dit que ce film était né d'une pléiade de talents conjugués. Lorsqu'à la fin elle en a détaillé pour nous le casting, les ignorants, dont je suis, ont pu apprendre… que le rôle du protagoniste avait été confié au légendaire Shin Seong-il au sujet de qui le réalisateur Park Chan-Wook a déclaré « S'il y a Toshiro Mifune au Japon, Marcello Mastroianni en Italie, Gregory Peck en Amérique et Alain Delon en France, nous avons Shin Seong-il. En tous lieux, de tout temps, jamais il n'y a eu de pays où ensemble l'industrie et l'art ont été à ce point dépendants d'une seule personne. Si l'on ne comprend pas Shin Seong-il, il est difficile de saisir l'histoire du cinéma coréen et l'histoire culturelle moderne de la Corée. » Nous avons su aussi que le détective chargé de l'enquête était interprété par un autre acteur célébrissime, Kim Seung-ho, star du cinéma coréen des années cinquante et soixante, qui mourra trois mois après la sortie de la Moustache. Que la séquence animée dont la fantaisie et la délicatesse graphique tiennent autant du premier Walt Disney que de l'underground pop (le Yellow Submarine des Beatles est de la même année) est signée Shin Dong-heon, le père fondateur de l'animation coréenne. Et que la délicieuse et fraîche Shin-hye, enfin, petite amie du photographe, à la fois porteuse d'une blessure (confessée) et d'un désir (dissimulé), est jouée par Yoon Jeong-hee dont la désinvolture tour à tour enjouée et boudeuse n'a rien à envier à la Jean Seberg d'A bout de Souffle. Son personnage a beaucoup à voir avec les héroïnes du Jean-Luc Godard première époque, celles qui, par-dessus ou en dépit de tout, affirmaient qu'Une femme est une femme afin de Vivre [enfin leur] vie.
Demoiselle Jeong-hee (acclamée en 2010 pour son rôle dans Poetry) est aujourd'hui une vieille dame de 77 ans, a chuchoté Kyung-mi, et elle vit … à Vincennes, avec son mari Paik Kun Woo, pianiste de renommée mondiale.
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