La seconde soirée – jeudi 19 mai 2022 – s'ouvrit sur une création que les amateurs de danse contemporaine appellent de danse pure.
Et si une question avait pu faire que Lee Bo-Kyung s'émeuve, âme et esprit conjugués, et de tout son corps se meuve vers la création de Big Mouth, solo qui lui valut le 1er Prix Solistes lors de l'édition 2018 du Festival Internacional de Danza Contemporánea de la ciudad de Mexico, FIDCDMX, ce serait peut-être bien celle-ci :
« To speak or not to speak ? »
Tant elle s'est interrogée, dit-elle, sur combien paroles ou écoute non-ouvertes, ni souriantes ni méditées, peuvent blesser autrui, ou nous être infligées par autrui, ou parfois se retourner contre nous-même. Comme si, depuis notre naissance ou même avant, bien avant le fait d'être ou n'être pas, ce que nous devenions était de prime abord dû à ce qu'un grand manieur de mots résuma par « Words, words, words… »
Mais s'il est un devenir par la parole (et par pensées), cela veut dire que celle-ci n'est pas que bavardage sans effet, continuel et solipsite, et l'on doit concevoir que s'il existe des paroles qui trahissent ou sont trahies, il en est d'autres qui élaborent, bâtissent, guérissent et transforment pour le meilleur. Les cultures d'obédience chrétienne y devraient être particulièrement sensibles puisqu’à l'incipit de leur Livre fut écrit : « Au commencement était le Verbe. » D'un point de vue certain, les paroles créent les réalités auxquelles on s'affronte, et le monde lui-même, plus que de songes est tissé de paroles métamorphosées en autres choses : corps, gestes, idées, directions, essences… Sont impeccables les paroles dont les fruits sont profonds et doux, nous rapprochent de la vie comme de l'art. À la question de Big Mouth, « To speak or not to speak ? », Bo-kyung a livré une réponse de mouvements et respiration, tissée de mélopées chuchotées et de pas, de musique et de temps concret. Et c'est comme si elle avait murmuré : « To Speak or not to speak ? That's a without word dance. »
Plateau vide. Brève cascade d'éclats de rire,
chuchotements, soliloques dans le noir. Puis un cercle du lumière rose accompagne la venue de la danseuse en fond de scène côté jardin. Commence dans ce seul cercle inscrit par la lumière une merveille d'enchaînements en chair-obscur, sans musique, une sorte d'apprentissage de la vie à quatre pattes. Soudain un Chuuut ! que la danseuse semble-t-il ingère, et un cliquet.
S'ensuit un solo au sol tout de sensualité arquée sous aplomb de rose, percuté par le tic-tac du temps que jamais rien ne suspend. Sauf que les choses tournent si rond qu'elles vont de plus en plus vite, et le cercle s'élargit, et les signaux se font sonar puis goutte à goutte supplice, et tout le corps de se prendre de tremblements et convulsion. Puis le bras droit se tend tout droit à la verticale,
pointant vers le noir comme si la danseuse devenait elle-même l'aiguille d'or de ce cadran qui entraîne, et de là cela fait bientôt comme si c'est elle-même qui créait le temps, celui que l'on perçoit et celui qui nous transperce, et même comme si elle en devenait, de tension en scansion, de scansion en abandon puis en scansion encore la plus parfaite (je veux dire, accomplie) incarnation. Et le visage nu tendu en offrande à la tombée de lumière.
— N'est-ce pas là le lot le plus louable, notre seule espérance en fait sur terre ? Devenir nous-même le temps qui entoure, le temps dont nul ne sait la nature.
Lorsqu'après une pause d'immobilité et de silence enfin elle se lève, son règne se fait vertical. Debout, au centre de son cercle, en écoute de ce qui bat, c'est comme si lui était proposée une chance de devenir adulte. Maybe une illusion ?
Car à cet instant précis un cliquet lancinant se met à retentir, et cela fait naître une des images volées les plus frappantes de la création : la fuite à pas précipités hors le premier cercle, dans une attitude qui irrésistiblement me fait songer à Eve et Adam chassés d'Eden, tels que les figura Masaccio. Quel est le paradis perdu ?
Elle gagne un second cercle, d'un rose plus éclairé, plus proche de l'avant-scène et de nous autres. Se tient l'oreille droite où niche, croit-elle, le cliquetis du temps, des invisibles qu'elle ingère et qui la tirent en arrière ou la frappent soudain.
Elle-même exhale des souffles qui lui reviennent tendrement ou pareils à des gifles. Elle se couche et se love en enfançon, toute de sensualité incessée. Tout cela est danse et magie. La parole-souffle dont à terre elle se saisit provoque un nouvel accroissement du cercle-sol de lumière.
C'est à ce moment-là que la musique concrète faite de coups de sonde, cliquets, bourdon fait place à une montée de violoncelle où bientôt l'on reconnaît une audacieuse variation de la Sonate au Clair de Lune. Dans ces stridences majestueuses, sa danse déploie de légers pleins et des déliés désivoltes et nous découvre un bref moment l'ampleur insoupçonnée que chacun de nous – jadis, un jour, jamais – aurait pu atteindre. Sauf que le cœur s'emballe sous les pizzicatis, que le cercle se reforme et se referme, que chaque mouvement se fait plus resserré. Pourtant là encore, le solo de Bo Kyung Lee célèbre l'abandon du corps à ce qui le traverse, fut-ce brutalement.
Alors, l'étendue de la scène et en partie la salle se parent de rayons bleutés. Alors que l'éclairement au sol est total, bientôt l'espace partout se barde d'invisibles murailles, et les fusées qu'en ports de bras elle projette lui sont immanquablement renvoyées. Liberté limitée, trafiquée, annulée, il n'est plus aucun chemin pour revenir au centre. Ce qu'elle reçoit maintenant, sont-ce des mots ou bien des coups, las, elle glisse à terre, fugitivement repasse par des figures du tout-début, se confronte aux limites sournoises de ce qu'on avait cru transparence.
Quelques secondes de presque noir, avant que la Sonate revenue fasse pleuvoir sur elle un cercle étroit de lumière lunaire, où elle se tient un moment immobile. Elle le quitte, en perd à nouveau le centre, prend de nouveau d'invisibles coups, de plus en plus profonds, vers l'épuisement se dirige.
Un instant lui viendra l'impulsion de réagir.
Elle courra, nous visera de deux doigts faisant pistolet, comme s'apprêtant à nous flinguer de maux et de mots silencieux avant de se retenir in extremis, à bout de souffle, et d'abaisser son bras.
Comme si abasourdie elle percevait enfin ce qu'elle avait failli faire.
Une seconde encore elle se reprend, elle tient debout, le regard dans le vide. Mais soudain se projette à plat ventre dans un dernier cercle couleur chair. Se saisit d'un dernier invisible qui peut-être est lumière pure. Un instant foetus et souffle et mer.
S'écroule encore.
Et la scène
revient
à la Nuit.
INTERVIEW
LEE Bo Kyung
Que signifie ta danse pour toi ?
Le sens que je poursuis par la danse est l'empathie. Dans nos vies quotidiennes, des drames grands ou petits, et joies petites et grandes, surviennent. Tout cela s'intègre au processus de création. Par la transformation en danse, les impressions minimes, les petits mouvements sont éclairés, agrandis, représentés sous une forme augmentée, plus émouvante d'instinct, et les sensations sont plus fortes. La raison pour laquelle j'apprécie de communiquer avec le public par la danse est que la danse que je poursuis n'est pas une danse que je pratique pour me satisfaire, mais un échange naturel et honnête avec les êtres : je ne fais pas semblant, j'essaie d'identifier et exprimer le vrai sens sans mensonge ni embellissement. Une sympathie surgit spontanément alors, qui vient de ce que les souvenirs et les émotions latentes du public, ces images intimes et qui sont à chacun personnelles, se superposent à mes propres souvenirs et images que j'évoque et invoque en dansant. Ils les revivent à travers moi dansant.
Le public se soulage ainsi des mauvaises situations et des souvenirs difficiles par des larmes ou des rires. Comme quand on regarde un film au cinéma et qu'on se sent un peu mieux en sortant, d'avoir ri… ou pleuré. À l'avenir, je continuerai à travailler la danse en « sympathie » afin de toucher le cœur des êtres.
Quel est à tes yeux le cœur de la création que tu as présentée ? Quelle en est l'intention chorégraphique ?
Big Mouth II est une histoire sur les “mots” que les gens prononcent. Certaines personnes sont blessées “par des mots”, et d'autres sont rassérénées “par des mots”. Les gens « parlent » si facilement, ignorant les blessures que leurs paroles peuvent infliger.
Comment faire réfléchir ceux qui, sans le savoir ou intentionnellement, ont quelquefois par des mots laissé à d'autres des souvenirs douloureux ? Big Mouth II est une œuvre qui chorégraphie l'idée selon laquelle les mots blessants vous blesseront vous-même un jour… Aussi soyez prudent lorsque vous parlez.
Rappel : l'édition IV de SOUM
Spectacle Of
Unlimited Movements
se tiendra
les 10 et 11 nov. 2022
au Regard du Cygne
210 Rue de Belleville
75020 Paris
(M° Place des Fêtes
ou Télégraphe)
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