Au deuxième tableau de cette première soirée, une chaise est déposée en fond de scène dans l'obscurité.
Et lorsque lumière est faite, plombée, on voit que le diable peut-être – en masque capricorne – tient en chaire sur cette chaise.
Tout dès lors émerge des hochements et des inclinaisons de cette figure masquée, mais aussi de remuements des mains nues, et d'autres depuis la nudité des pieds — le reste du corps et ses formes fondues dans un ample costume noir. Par les gestes infimes des doigts, des orteils et par les oscillations du cou, naît un entrelacs vibrant au rythme d'une respiration chuchotée sous la lumière violette, et peu à peu mais non pas à pas se déploie, de l'imperceptible au tout juste, de l'à peine esquissé au pleinement affirmé, un jeu tentaculaire des bras et aussi des jambes où en dépit du masque se révèle une inextinguible jouissance d'ainsi écarter et agiter orteils et phalanges. Spectatrice ou spectateur, on se sent accroché.e à ces acrobaties de postures intimes, ce plaisir démonstratif nous gagne, et la curiosité vient de savoir qui se tient derrière le masque, qui est ce diable sur chaise assis ?
Or, le diable tient au détail, est à la fois le masque et ce qui divise et aussi Lucifer, à savoir : le porteur de lumière. Sauf que lorsque je revêts un masque, tout n'est-il pas par avance joué, la vérité figée, la transparence impossible ?
Et… Si je m'avançais face au monde comme elle face à la salle, si je le prenais frontalement à partie – mais partie masquée – que comprendrait-on de moi,
que saurait-on vraiment ?
Que reste-t-il de moi sous le postiche et les postures, l'imposture et les provocations ?
En pleine lumière désormais, le masque se révèle moins inquiétant, le diable n'était que de pénombre. Et elle paraît bien mignonne, celle qui se pare plutôt qu'elle ne se dissimule d'un cap de chèvre aux poils luisants et doux, aux longues cornes de torsade, le corps niché au sein d'un costume oversized. Comment s'assurerait-on qu'elle est elle, qu'elle est une ? Comment saurais-je que j'existe encore sous les armures que je me suis moi-même assignées ?
Face à l'abîme on ne saurait tenir que debout.
Or, le bord de la scène est pareil au bord d'une falaise. Dans une intranquillité si forte que la lumière se met à battre au rythme stroboscopique du cœur, la danseuse n'est plus que souffle et tremblements. Le masque est inutile. Que reste-t-il à dissimuler ?
Mais combien difficile est-il encore de se découvrir aux autres et à soi-même, et de se dénuder, se mettre face nue et face à quoi ?
C'est presque à reculons, pas à pas que Lee Sun-A se défera de son masque. Et c'est en un geste apaisé, et très calme et très doux, qu'elle le dépose enfin — comme on dépose les armes. Kundera écrivait cela, dans l'Insoutenable légèreté de l'être je crois, d'un jeune homme amoureux :
« Il ne désirait pas la nudité d'un corps de jeune fille ; il désirait un visage de jeune fille éclairé par la nudité du corps. »
Elle, est vêtue encore, de ce très ample et masculin costume. Ce que Sun-A offre à nos regards c'est la pure nudité de son visage offert, en yogini, à la seule lumière. Car vraiment, ce qui commence alors est une Salutation à la lumière, dansée bien sûr, et ressentie. Les yeux se ferment, et lorsqu’elle se laisse à la fin aller, au sol en âme bougée par une manière de vent stellaire, son corps s'abandonne à une tendre étreinte, solaire devenue. Rien n'est plus à démontrer. Effacé le spectaculaire, effacé tout manifeste. N'en va-t-il pas ainsi lorsqu'on est enfin et soi-même et céleste ?
Ce qui reste à suivre on le pressent, c'est le costume à retirer.
Comme il serait indécent de le donner à voir. C'est toute la subtilité de la danseuse, toute l'infinie délicatesse de la chorégraphe, qui sont une, que de ne permettre de saisir de ce déshabillage que le tombé d'une épaule, avant que l'obscurité revenue nous ramène :
elle à elle, nous à nous-même,
chacun à soi.
INTERVIEW
Que signifie ta danse pour toi ?
Pour moi, la danse est imagination, transformation et communication. L'intention de base est de l'ordre du rêve et de la guérison. Car je crois au pouvoir de guérison de l'art. Pendant que vous dansez, fermez les yeux et imaginez ce que ce serait d'être immergé dans un bain lustral. J'espère que je pourrai voyager quelque part pendant un certain temps et que la douleur et le chagrin enfouis en moi, et comme oubliés, pourront être guéris par la danse.
Quel est à tes yeux le cœur de la création que tu as présentée ? Quelle en est l'intention chorégraphique ?
Un Cover s'inspire des fausses identités que l'on s'est créées par et pour les réseaux sociaux. De l'image de nous qui vivons donc derrière ces masques. Du pouvoir qu'on en retire, pense-t-on, dans la vie quotidienne que l'on soit faible ou fort. Comme il est effrayant et difficile de se voir ensuite sans ornement (ni masque, ni pose, ni filtres…), de faire face à l'image masquée de soi que l'on a inventée puis de rejeter cette façade !
L'œuvre met en question les valeurs sociales, de richesse, de “popularité”, etc. : les images du pouvoir entretenu par ces médias sociaux, qui se répandent sans raffinement aucun. Il me semblait nécessaire de revenir sur ces masques exagérément polis ou provocants qui ont pris la place de qui on est. Cette danse est un geste pour se déshabiller du masque, retrouver le vrai moi, et rencontrer la vraie liberté.
J'ai commencé à chorégraphier Un Cover à Paris, où je vis, un jour où j'ai eu le sentiment que les gestes et les expressions des gens ressemblaient à une sorte de mascarade. Les dix minutes de la première version sont devenues quinze puis vingt avant l'œuvre achevée présentée lors du Festival SOUM en mai 2022.
Lorsque je créais, c'était comme une sorte de jeu de rôle dans lequel vont et viennent les postures et les émotions de divers personnages. J'ai tenté d'exprimer différentes facettes, animales autant qu'humaines, telles que la façon instinctive de percevoir l'autre, la relation entre le supérieur et l'inférieur, la façon de relationner d'un politicien, d'un prétentieux…
Au début je pensais “un masque c'est prétentieux”, mais lorsque me sont apparues les possibilités, justement parce qu'on porte un masque, de se faire plus libre, et plus courageuse, cela m'a semblé à la fois contradictoire et intéressant*.
Par le travail chorégraphique se sont ainsi dissipés les aspects négatifs et frustrants de la ‘persona’ (rôle social ou personnage joué)… Et c'était bien de pouvoir ainsi trouver et formuler ma propre réponse : parce que nous, les humains, sommes faibles, je pensais qu'une distance maintenue et une bonne armure d'apparence(s) feraient une force qui me protégerait. Était-ce bien vrai ?
Or, nous pouvons vivre avec un masque ou bien visage nu. C'est au choix et selon le désir de chacun. Mais la conclusion de ce travail chorégraphique est l'espérance que la figure, l'être profond et le geste libre qui sont les plus “moi-même” n'ont nul besoin de masque.
*Pourrait-on rapprocher cette remarque empirique de Sun-A de la pratique villageoise des danses Talchum et Sandaenori, danses masquées, si populaires dans la Corée de l'ère Joseon, car autorisant leurs interprètes à librement mettre en scène satires sociales ou de mœurs, critiques de la corruption entretenue par les Yangban (aristocrates) et les moines ?
UNE SOURCE
Il est des monstres qui magnétisent. Avant de passer à la chorégraphie, à Paris, c'est un tableau de Goya, le « Sabbat des sorcières » vu au Prado de Madrid, qui a fait naître en Sun-A Lee l'impulsion créatrice d'Un Cover.
De par la toile, autour du bouc triomphant, tout un cénacle grimaçant de sorcières. Elles ont toutes les tenues, tous les âges et communient joyeusement à cela qui reste, selon Goya lui-même, un cénacle des masques. Que l'on arbore, et qui nous transforment (en tout cas on le voudrait) ; que l'on affiche, et qui dans le même mouvement dénoncent aux autres quelque chose de nous — mais quoi ?
Goya, lui, dénonçait. Il appartenait à ces cercles espagnols éclairés par les Lumières, où nul croque-mitaine ne saurait avoir nulle place. Son bouc émissaire est très mignon. Son tableau, une satire de cette époque où l'Europe envoyait au bûcher des femmes accusées de pactiser avec le diable. La question n'est-elle pas, comme toujours, des libertés parcimonieusement accordées aux femmes, des pouvoirs maléfiques que les hommes leur attribuent ? Et qui au XXIe siècle revendiquent l'état de sorcières. Sun-A Lee mène sa création de la découverte un temps réjouissante des identités factices – qui en fait sont doubles, di/ables, et di/vises – à un sabbat en sabot : violente confrontation en réseau avec celles et ceux qui eux aussi arborent de tels pavillons semblables et dissemblables, leurs propres masques et postiches… Mais à la fin enfin, à l'abandon de toute pose, au retrait du soi vers le ciel. Celles et ceux qui veulent, Happy few, sauront voir, distinguer, élire, le masque étant tombé, une prière pour l'identité, et la révélation d'une féminité lumineuse.
Rappel : l'édition IV de SOUM
Spectacle Of
Unlimited Movements
se tiendra
les 10 et 11 nov. 2022
au Regard du Cygne
210 Rue de Belleville
75020 Paris
(M° Place des Fêtes
ou Télégraphe)
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