Mercredi 18 mai.
Bruissement d'ailes blanches dans le noir.
De mon œil occidental, l'amoncellement immaculé que nous découvrit la lumière je ne sus sur l'instant l'assigner qu'à un ange tombé, un nuage, un cygne assoupi.
Bientôt il sembla que la forme déployait ses ailes mais ce n'est que lorsque, se dressant l'interprète cachée derrière donna vie à bout de bras à deux chimères mues indépendamment l'une de l'autre, et toutefois en harmonie, que je compris réellement ce que je voyais et y reconnus le secret chamanique, asiatique, coréen, qui nous était gracieusement offert.
OH Sun Myung, dans sa Recherche sur l'identité et l'identification de la danse coréenne contemporaine (thèse, soutenue à Saint-Denis en février 2008) rappelle que la langue coréenne connaît deux mots pour dire la danse : 춤, ch‘um, mot purement coréen, que l'on adjoint à toutes les formes dansées d'expression “populaire”, celles dites folkloriques ou traditionnelles ainsi que les rituels à visée chamanique, de prière, salutation et communication spirituelle. En hangeul 춤 est proche de 숨, souffle, qui se prononce… Soum : le nom même du Festival et de l'association qui l'organise.
L'autre terme est 무용, Muyoung, sino-coréen jadis réservé aux danses de cour et de cérémonie, prestigieuses et festives aux fluidités ornementées ; et aujourd'hui qualifiant la danse consacrée en tant qu'Art Majeur. Il arrive évidemment que les deux se rencontrent. La Sin muyong, “nouvelle danse”, créée par la célèbre Choi Seong Hee dans les années soixante ramenait ainsi la danse contemporaine occidentale et la danse coréenne traditionnelle à une source unique : 무용 n'est-il pas issu de la syllabe préfixe 무 (mu), en écriture chinoise 巫, ce qui fait le ciel (l'horizontal du haut) uni à la terre (l'horizontale du bas) par un être humain (人) dansant et tournoyant autour de l'axe
de l'univers ? À moins que cet axe ne soit le Soi…
Dans toutes les cultures depuis le paléolithique, le tournoiement est l'expression jaillissante des danses conduites à l'extase : avec les éléments, avec l'au-delà, avec le divin. Or en Corée, depuis toujours les chamanes sont femmes, essentiellement. On les appelle Mudang, 무당. Et dans Encore une bonne journée ! dont l'inspiration lui est venue par communion avec l'esprit de sa mère, An Jae-hyun se fait Mudang.
De là elle tend un lien au-dessus des abîmes :
entre danse chamane et performance d'artiste,
entre tradition et modernité,
entre Asie et Occident.
Entre son cœur battant et celui de sa mère en-allée. Encore une bonne journée ! n'est pas la pure et simple représentation d'un rituel traditionnel. Mais un ressourcement de l'être par la grâce d'un retour à l'origine.
Si cette composition en cinq mouvements parfaitement délimités fait se succéder cinq phases dansantes de remémoration, purification, salutation, allègement et retour à la fleur dont les principes gestuels (danses avec les manches, danse de port de bras, pirouettes et processions scandées) sont absolument coréens, leur remarquable accompagnement sonore fait des allers-retours entre les sources asiatiques de la musique à célébrer (trompes, percussions instrumentales ou à mains nues, flûtes, grelots…) et leurs très contemporaines variations : de l'électro à rythmique douce (part II) à l'expérimentation concrète (part III : façon sonnerie, scie, marche en eau vive). Et les deux versions qu'elle offrit de sa création, l'une mercredi en ouverture du festival, l'autre jeudi soir pour conclure, diffèrent en deux points : les couleurs de son habit (noir et blanc le mercredi, immaculé le jeudi), et l'horizon musical figurant l'espace visé par l'œuvre. Le mercredi, sa danse s'entrelaça au Boléro de Ravel, ce qui était une curiosité. Le jeudi soir, elle revint aux flûtes et tambours du chamanisme coréen, battements et plainte appelant aux limbes et Outre-là.
AN Jae-hyun, directrice artistique, chorégraphe, danseuse et professeure de danse (notamment au Centre Culturel Coréen de Paris) a fait de la transmission du ch‘um au monde la Fleur de son âme (pour reprendre le titre de sa création de 2015 célébrant la belle Li Tsin, danseuse à la cour de Joseon et maîtresse de Victor Collin de Plancy qui fut ambassadeur de France en Corée). « Le principe d’expression de la danse coréenne est latent, intérieur et suit les mouvements des sentiments » nous apprend Eleonor King. De cette latence s'organise le jeu à trois états de danse du 정 -중 -동 où 중 (Jung : milieu, pause pareille à une hésitation espiègle ou grave) est le passage nécessaire entre 정 (Jeong : immobilité, intériorité, prise et concentration de l'énergie, suspension du poids puis de la respiration : de nature yin) et 동 (Dong : de nature yang, mobilité, dynamisme, dénouement, liberté). « Le Dong est dans le Jeong et le Jeong est dans le Dong. Ces éléments ne se séparent pas mais s'associent dans le mouvement » poursuit King dans le même texte.
Tout au long de son œuvre dédicatoire, apaisant l'esprit endeuillé, saluant la disparue et guidant les âmes vers le ciel ou de nouveau la terre, outre le très émouvant appel au divin et rappel déchirant de sa mère, la grâce blessée mais sereine de Jae-hyun impressionne : nous touche, nous suspend,
nous emmène.
INTERVIEW
Que signifie ta danse pour toi ?
La danse est ma vie, la danse est moi-même. J'ai commencé à danser à l'âge de 6 ans, et depuis la danse a été mon moteur. Chaque fois qu'une crise est survenue dans mon existence, la danse m'a réveillée et m'a fait savoir que j'étais en vie.
Quel est à tes yeux le cœur de la création que tu as présentée ? Quelle en est l'intention chorégraphique ?
Au cœur de la création d'Encore une bonne journée !, il y a eu la tristesse et la peur ressentie du fait de décès dans ma famille ou parmi des amis, suite à un accident, une maladie…
C'est une œuvre chorégraphiée avec à l'esprit l'heure vague de la mort.
Ses différents mouvements, Ssitgim ,Yeom, Salpuri, Sangyeo, je les ai joués à ma manière, à la façon d'une cérémonie funéraire intime, qui me serait destinée. Tout en étant basée sur la respiration et le mouvement propres à la danse traditionnelle coréenne, c'est une œuvre essentiellement fidèle à mes sentiments personnels et à mes émotions profondes.
1. Ssitgim (laver) Déposer des Jijeon (monnaies de papier) c'est comme se défaire de ses propres traces. La danseuse se lave des lourds fardeaux de sa vie, et cela symbolise sa propre tombe.
2. Yeom est l'un des rites organisés en Corée lorsqu'une personne meurt. À cette étape c'est le corps qu'on nettoie. Dans la création, la danseuse prend un moment pour cette cérémonie et elle se purifie.
3.Salpuri, également appelé Danse de tissu. On raconte que ces mouvements se sont développés dans le chamanisme. Alors dans ma création une musique chamanique spécifique à Salpuri m'accompagne. Car dans mon cœur, Salpuri révèle et reflète le dynamisme en œuvre depuis toujours (et aujourd'hui aussi) dans le processus d'images intérieures menant le danseur à la danse. Je voulais présenter Salpuri comme une danse qui soulage de tous les chagrins et toutes les tristesses de la vie, et nous rend plus léger le chemin vers l'au-delà.
4. Sangyeo. L'un des rites funéraires traditionnels en Corée consiste à décorer le cercueil de fleurs. Ici, la danseuse se pare elle-même de fleurs comme et elle fait marche sur le chemin de l'au-delà… mais dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Cela représente le temps avant la naissance, c'est donc un retour à l'origine.
Rappel
L'édition IV de SOUM
Spectacle Of
Unlimited Movements
se tiendra
les 10 et 11 nov. 2022
au Regard du Cygne
210 Rue de Belleville
75020 Paris
(M° Place des Fêtes
ou Télégraphe)
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